Des Similitudes entre Foucault et Heidegger:
Une Approximation entre Dispositif et Gestell
Peter Faria
June 26, 2017 DOI: 10.13095/uzh.fsw.fb.180 editorial review CC BY 4.0 |
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dispositif |
genealogy |
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technology
0. ABSTRACT AND CITATION →
1. PLAUSIBILITÉ DE LA RELATION FOUCAULT/HEIDEGGER ↓
2. SIMILITUDES ENTRE LE DISPOSTIF ET LE GESTELL ↓
1. PLAUSIBILITÉ DE LA RELATION FOUCAULT/HEIDEGGER ↑
D'après Milchman et Rosenberg, la philosophie continentale peut être divisée en deux régions principales[1]. L'une d'entre elles, avec Jürgen Habermas comme chef de file, essaie de clôturer le projet inachevé de la modernité en se fondant sur le concept usé de la rationalité. L'autre tend à suivre Nietzsche dans son entreprise de critique de la raison. C'est dans le sillage de l'héritage nietzschéen que Martin Heidegger et Michel Foucault écrivent leurs œuvres. Le premier philosophe s'engage dans la destruction de la métaphysique, tandis que la pensée de Foucault implique la ruine de l'historiographie.[2]
C'est dans ce cadre que les similitudes entre les pensées des deux philosophes ont gagné en importance ces dernières années. Il est cependant compréhensible, que les intersections entre des penseurs insérés dans des contextes différents causent, à première vue, un sentiment d'étrangeté. Dreyfus dit :
Tout d'abord, l'adhésion initiale de Heidegger au nazisme et sa recommandation ultérieure d'une passivité politique semblent totalement opposés à l'accent mis par Foucault sur la liberté sociale et son activisme politique. Évidemment, Heidegger est, dans une certaine mesure, un conservateur, alors que Foucault est clairement un homme de gauche.[3]
Par conséquent, il est possible de penser qu'il n'y a aucun moyen de comparer deux auteurs avec de fortes divergences biographiques.[4] Même en ce qui concerne le contenu de ces œuvres, un rapide coup d'œil tend à porter sans doute une plus grande attention aux différences entre les deux philosophes. Un exemple de lecture traçant une distinction nette entre les deux philosophes est fourni par la chercheuse brésilienne Inês Lacerda Araújo. Selon Araújo[5], bien que la phénoménologie ait compris (comme Nietzsche et Foucault) l'impossibilité de regarder l'histoire comme une instance téléologique (i.e. comme une instance garantissant une fin glorieuse, insérée dans un mouvement motivé par une rationalité guidant les développements historiques), cette tradition ne peux pas s'écarter des contraintes de l'analytique de la finitude,[6] "dans la mesure où elle prétend fonder le "vécu" dans le corps, l'endroit où la connaissance empirique pénètre. L'homme découvre la nature objective car il a un corps ; et ce corps, à travers des expériences, sera le fondement de toute connaissance ".[7] En d'autres termes, Araújo explique que d'après les analyses de Foucault, les phénoménologues maintiennent l'individu comme un empirique-transcendantal, par exemple l'idée d'être-au-monde (Heidegger) ou la notion d'une conscience dans laquelle la réalité est constituée (Husserl).[8] Araújo souligne donc que même si les deux philosophes se rapprochent dans une certaine mesure, Heidegger et Foucault divergent du point de vue épistémologique. La perspective d'Araújo s'inscrit ainsi dans une lecture cherchant à différencier les deux philosophes.
Cependant, un examen plus approfondi du problème révèle une autre dimension de la relation entre les deux philosophes. Hubert Dreyfus et Paul Rabinow montrent en effet que des questions heideggériennes peuvent être lues dans un cadre de pensée foucaldien.[9] Le philosophe français reconnaît de fait, dans un entretien, la plausibilité de liens théoriques avec le théoricien allemand: "J'ai été surpris lorsque deux de mes amis de Berkeley ont écrit, dans leur livre, que j'ai été influencé par Heidegger. C'était vrai, bien sûr, mais personne en France ne l'avait jamais souligné"[10]. À cet égard, un autre entretien de Michel Foucault confirme cette approche :
Heidegger a toujours été pour moi le philosophe essentiel. J'avais essayé de lire Nietzsche dans les années cinquante. Mais Nietzsche tout seul ne me disait rien, tandis que Nietzsche et Heidegger, ça a été le choc philosophique![11]
Malheureusement, le philosophe, en raison de sa mort prématurée, n'a pas précisé l'ampleur de l'influence qu'a exercée sur lui Martin Heidegger. Malgré tout, au cours des dernières années, différents types de comparaisons ont été établies. Jürgen Habermas, par exemple, dans Le Discours philosophique de la modernité, relève des similitudes entre les deux philosophies, en les plaçant tous deux dans le sillage de l'héritage antimoderne nietzschéen.
D'une part, il suggère la possibilité d'une considération artistique du monde réalisée avec des instruments scientifiques, mais avec une posture antimétaphysique, antiromantique, pessimiste et sceptique. Une science historique de ce genre doit échapper à l'illusion de la croyance en la vérité, parce qu'elle sert la philosophie de la volonté de puissance. Donc, par conséquent, la validité de cette philosophie peut être supposée. Pour cette raison, Nietzsche explique, d'autre part, la possibilité d'une critique de la métaphysique qui trouve les racines de la pensée métaphysique, mais restant reconnue comme philosophie. Il institue Dionysos comme un philosophe et lui-même comme le dernier disciple initié aux mystères de ce dieu.Dans les deux sens la critique de Nietzsche à la modernité se poursuit. Le scientifique sceptique (qui élucide la perversion de la volonté de puissance, le soulèvement des forces réactives et l'émergence de la raison centrée subjectivement avec des méthodes anthropologiques, psychologiques et historiques) trouve des adeptes dans Bataille, Lacan et Foucault; le début de la critique de la métaphysique (qui prétend la revendication à une connaissance particulière et cherche l'émergence de la philosophie de la subjectivité même à ses débuts présocratiques) trouve des adeptes dans Heidegger et Derrida.[12]
La comparaison entre Foucault et Heidegger se noue autour de la construction d'une théorie qui se confronte à la modernité. Contrairement à Foucault et Heidegger, Habermas voit une puissance émancipatrice dans le mouvement de rationalisation qui existe dans le passage des sociétés traditionnelles aux sociétés modernes. En ce sens, Habermas cherche un nouveau paradigme qui permettrait de poursuivre le but de la modernité (l'émancipation grâce à la rationalité) interrompue par la critique radicale de la raison, dans laquelle Heidegger et Foucault se situent.[13]
Dans le sillage d'Habermas, d'autres auteurs ont proposé des lectures croisées des deux philosophes. Alan Milchman et Alan Rosenberg ont ainsi publié en 2003 une collection d'écrits intitulée "Foucault and Heidegger"[14]. Dans cet ouvrage, on trouve divers points de rapprochement : un parallèle entre "être" et "pouvoir"; une lecture de la généalogie comme ontologie historique ou encore une caractérisation de Heidegger et de Foucault comme deux critiques acharnés du nihilisme technologique.[15] Selon Ulrich Schneider, d'un point de vue biographique, la tradition de production orale (conférences, interviews, etc.) est également un point de ressemblance entre les deux philosophies.[16] Enfin, l'article d'André Duarte qui qui établit une analogie entre la biopolitique de Foucault et la technique de Heidegger[17] est un bon exemple de ce type de lecture dans le contexte brésilien.
2. SIMILITUDES ENTRE LE DISPOSTIF ET LE GESTELL ↑
L'approche qui nous intéresse s'inspire de l'essai "Qu'est-ce que le dispositif ?" d'Agamben, publié en 2006. Dans cette œuvre, le philosophe italien relie le concept de dispositif avec le Gestell, un terme utilisé par Heidegger dans ses études sur la technique moderne :
Les dispositifs de Foucault acquièrent une richesse de sens encore plus crucial quand ils se coupent (…) avec le Gestell de Heidegger, dont l'étymologie est analogue au mot latin "dispositio" (i.e. dis-ponere ; "stellen" correspond au mot "ponere").[18]
Le dispositif et le Gestell représentent, en définitive, des appareils qui orchestrent, chacun à sa manière, des éléments hétérogènes. En ce qui concerne le problème chez Foucault, le développement de la notion de dispositif se produit dans le contexte de la généalogie du pouvoir, dans les années 1970. L'importance du concept réside dans une sorte de fonction analytique: le dispositif est une manière définitive, selon Foucault, d'établir le lien entre les formes de production du savoir et les modes de fonctionnement des relations de pouvoir, une connexion qui est le sujet fondamental des recherches politiques du philosophe. Sur cette question, Agamben souligne bien que "le dispositif est un terme technique essentiel dans la stratégie de la pensée de Foucault"[19], mais montre que dans le cadre des enquêtes de Foucault des années 1970, une définition plus précise du dispositif n'a jamais été proposée. Agamben explique que, comme Platon et le terme d'Idée, Foucault ne fait aucun effort pour élaborer des propositions qui aboutiraient à la création d'un concept plus précis de dispositif. Le philosophe réussira cependant à s'approcher de la constitution d'une caractérisation dans une interview de 1977. Foucault souligne alors dans son concept l'existence de trois éléments clés qui permettent la compréhension de la notion de dispositif comme articulation entre pouvoir et savoir.
Le premier se rapporte à son hétérogénéité. En d'autres termes, le dispositif est un ensemble hétérogène de composants, c'est-à-dire qu'il rassemble un certain nombre d'aspects de différents types. Il recouvre "des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques"[20]. Comme indiqué, le dispositif forme un réseau d'une grande variété d'éléments : "Du dit (le savoir), aussi bien que du non-dit (le pouvoir), voilà les éléments du dispositif "[21]. La pluralité de la composition du dispositif révèle, dans un sens, sa deuxième caractéristique. Selon Foucault, la configuration de ses éléments est extrêmement variable. Ainsi, il existe une variabilité des relations "inter-élémentaires", une propriété qui confère aux éléments la capacité de prendre diverses positions dans le dispositif de jeu. Foucault écrit ainsi :
Deuxièmement, ce que je voudrais repérer dans le dispositif, c'est justement la nature du lien qui peut exister entre ces éléments hétérogènes. Ainsi, tel discours peut apparaître tantôt comme programme d'une institution, tantôt au contraire comme un élément qui permet de justifier et de masquer une pratique qui, elle, reste muette, ou de fonctionner comme réinterprétation seconde de cette pratique, lui donner accès à un champ nouveau de rationalité. Bref, entre ces éléments, discursifs ou non, il y a comme un jeu, des changements de position, des modifications de fonctions, qui peuvent, eux aussi, être très différents.[22]
Enfin, le philosophe souligne le troisième aspect : le dispositif est lié à l'urgence immédiate d'un moment historique donné. En d'autres termes, le dispositif a une fonction stratégique concrète et s'inscrit dans une dynamique des relations de pouvoir inhérentes à une conjoncture donnée. En effet, le dispositif fonctionne en réponse à une situation d'urgence située historiquement. Selon Foucault :
Par dispositif, j'entends une sorte – disons – de formation, qui, à un moment historique donné, a eu pour fonction majeure de répondre à une urgence. Le dispositif a donc une fonction stratégique dominante. Cela a pu être, par exemple, la résorption d'une masse de population flottante qu'une société à économie de type essentiellement mercantiliste trouvait encombrante : il y a eu là un impératif stratégique, jouant comme matrice d'un dispositif, qui est devenu peu à peu le dispositif de contrôle-assujettissement de la folie, de la maladie mentale, de la névrose.[23]
Cependant, le plus important dans l'étude du dispositif est du à sa caractéristique la plus radicale : ses éléments sont articulés afin de placer l'individu d'une manière ou d'une autre. Le dispositif distribue l'individu en fonction de ses intérêts. C'est précisément ici que le dispositif se rapproche du concept heideggérien de Gestell. Celui-ci peut en effet être compris, en tant que résultat final de la technique, comme en distribuant l'homme, dans la mesure où la technologie avance vers le contrôle de l'ensemble des choses. Mais pourquoi et dans quel contexte le Gestell se développe ?
Le Gestell apparaît dans la pensée de Heidegger dans ses études sur la question de la technique. Le thème de la technique apparait chez Heidegger alors qu'il commence à s'intéresser à la manière dont l'homme se rapporte au monde dans les sociétés contemporaines. Depuis quelques temps, la technique, incarnée à la fois dans l'homme et dans la machine, apparait comme le paramètre primordial de notre relation avec le monde et avec la façon dont la société contemporaine est structurée. La question est plus précisément analysée par Heidegger dans son célèbre texte "La question de la technique" publié en 1954.[24] Poser la question de l'essence de la technique ne doit pas être confondu avec la question de la technique elle-même. L'un des héritages laissés par Heidegger est la distinction entre la technique et la question de la technique. Alors que la question de la technique est l'objet de la philosophie, la technique elle-même ne pose pas de problème à notre capacité de réflexion. Heidegger cherche l'essence de la technique et non sa manifestation la plus évidente :
La technique n'est pas la même chose que l'essence de la technique. Quand nous cherchons l'essence de l'arbre, il faut faire attention à réaliser que ce qui domine l'arbre comme arbre n'est pas spécifiquement un arbre que l'on trouve entre autres arbres.[25]
C'est précisément dans le concept de Gestell qu'Heidegger trouve l'essence de la technique. Le philosophe présente l'essence de la technique (c'est-à-dire, le Gestell) comme "un cadre, une composition, un cadrage, un raisonnement, une commande, une installation, un dispositif"[26]. Etant positionné à l'intérieur du cadre, l'homme n'est pas seulement responsable de l'élaboration et du maintien de la technique, mais il est également conditionné par elle dans son mode d'opération même. Au cours de sa recherche ontologique de l'essence de la technique, Heidegger découvre un contexte qui montre que l'homme n'est pas dans le contrôle du développement technique[27]: l'homme ne serait pas prêt pour la transformation des progrès technologiques. En fin de compte, l'ambition de l'homme se retourne contre lui et en fait une cible : comme les choses, il est disposé par la technique. Le Gestell est la réunion, l'ensemble de tous les modes de positionimposés à l'homme tel qu'il existe aujourd'hui. Dans une certaine mesure, le Gestell est la forme extrême de l'histoire de la métaphysique : le sort de l'être.
En ce sens nous pouvons poser que le dispositif et le Gestell rapprochent de manière convaincante. Les deux concepts représentent en effet un ensemble de distribution d'éléments et placent l'individu en conformité avec un certain agencement.
Le dispositif s'insère directement dans le cadre politique foucaldien. Il représente la manière finale grâce à laquelle Foucault établit la connexion entre pouvoir et savoir. Accompagnant l'inflexion de la pensée foucaldienne vers la politique, le dispositif s'est transformé en machine articulant deux éléments différents : le pouvoir, problématique de prédilection de Michel Foucault à partir de 1970, et le savoir, sur lequel Foucault a travaillé pendant les années 60. Selon Salma Tannus Muchail, le dispositif englobe les champs discursifs (de savoir) et extra-discursifs (de pouvoir).[28] Avant l'introduction du concept de dispositif, l'influence de l'instance institutionnelle sur la manière dont les discours sont produits n'était pas explicitée. Selon le brésilien Roberto Machado, Foucault, dans l'archéologie, confère une primauté aux rapports discursifs et aux systèmes de constitution des savoirs. Les institutions apparaissent alors seulement comme un arrière-fond sur lequel les savoirs opèrent. Après son inflexion vers la politique, Foucault considère les savoirs comme des éléments de rapports de pouvoir dans d'un dispositif.[29] De cette manière, il est possible comprendre, par exemple, l'existence et l'action d'une technique institutionnelle de pouvoir qui utilise des savoirs sur l'individu avec le but de le discipliner (le dispositif disciplinaire) ou de le gérer selon des objectifs déterminés économiquement et démographiquement (le dispositif de sécurité biopolitique). Deleuze insère par ailleurs la subjectivité dans le cadre du dispositif. Ainsi, au-delà de la traditionnelle vision de la composition du dispositif en tant que machine articulant des éléments de pouvoir et de savoir, Deleuze souligne l'importance d'un troisième aspect à l'intérieur de la dynamique du dispositif : la subjectivité. La subjectivité est, bien sûr, l'élément que le pouvoir connait, sur lequel il agit et qu'il discipline. D'après Deleuze, elle comporte également une potentialité de résistance.[30] Ainsi, le dispositif articule des éléments en vue de certains intérêts (soit pour la normalisation, soit pour la gestion.[31]) Et il se manifeste envers l'individu à travers des techniques agencées selon ces objectifs. La technologie foucaldienne est une manipulation : un instrument qui peut malléer les corps ou administrer une population. Foucault appelle la discipline, par exemple, un ensemble de techniques par lequel le pouvoir vise à la singularisation.[32]
Le concept de Gestell, à son tour, apparaît comme un résultat de la recherche de Heidegger par rapport à la technique et ses effets pervers. La technique est considérée par Heidegger comme un moment important de la compréhension du contexte où l'étant couvre l'être. L'être a été oublié dans le schéma de la métaphysique traditionnelle, dans laquelle l'étant est étudié en tant qu'élément principal. La technique est un instrument de cette logique, étant donné que grâce à elle, l'être humain se rapporte à la nature comme origine de ressources utiles : le Dasein ne touche pas la dimension de l'être. Dans ce cadre problématique, au terme d'un long chemin de recherche, Heidegger forge le concept de Gestell pour comprendre l'essence de la technique.
Lorsque Heiddegger dit qu'il ne s'intéresse pas à la manifestation de la technique, mais à son essence, le philosophe allemand veut dire qu'il cherche ce qui est sous-jacent, ce qui permet au Dasein de connaître les limites de la technique. Il ne s'agit pas de se rapporter à la technologie dans une position purement analytique, mais d'investiguer, à travers la pensée et le langage, ce qui fonde son opération. La détermination instrumentale de la technologie ne nous montre pas son essence. Le but de Heidegger est posé : en parcourant ce chemin, il est possible d'établir une relation de liberté entre le Dasein et l'essence de la technique. En connaissant l'essence de la technique, le Dasein peut faire face à la technique de manière libre.[33] Le Gestell représente, par conséquent, un ensemble articulé d'éléments destinés, selon l'économie de la technique, à dominer la nature de manière instrumentale. Le Gestell est un cadre construit, une composition qui place les instruments dans une position.[34] D'après Heidegger, le Gestell est la force de réunion qui pose les choses, qui condamne l'homme à envisager la nature à partir du mode de la disposition et de la disponibilité.[35] La composition est l'essence par laquelle la technique peut agir. Le Gestell permet à l'homme de dévoiler l'étant grâce à une disposition exploratrice. Ce qui est découvert est posé comme une chose disponible. L'étant devient, en dernière analyse, une instance absolument utile à l'exploitation de ressources. La nature n'est plus une barrière. Avec le Gestell, l'homme peut, dans la modernité, instrumentaliser la nature de telle manière que l'utilisation des ressources naturelles soit poussée dans son extrême. Heidegger envisage la technique moderne comme la radicalisation de l'instrumentalisation de la nature. Le Gestell, ainsi, est l'élément qui articule la technologie avec cette instrumentalisation. La force de composition qui opère dans la technique utilise également de manière instrumentale l'homme. Celui-ci devient une partie, un élément poussé par la Gestell vers la domination utile de la nature. Le bûcheron qui grandit et apprend son travail selon les coutumes pluriséculaires n'est, dans la modernité, plus qu'un instrument, un engrenage dans la machine de l'industrie de bois. Il est disposé à l'intérieur d'un système de production, manipulé d'une façon qui le rendra plus utile.[36]
La similitude la plus évidente entre le dispositif et le Gestell est l'agencement Le dispositif positionne, tout comme le Gestell, des éléments différents. Dans le premier cas, destinés à la normalisation disciplinaire ou au contrôle populationnel. Dans le deuxième, à l'instrumentalisation de la nature. L'autre point commun des deux concepts est le but d'exercer un pouvoir que ce soit sur la nature, sur les corps ou sur une population. Il y a, en ce sens, un élan vers la domination. Il s'agit donc d'un positionnement orienté par un certain intérêt. La disposition n'est pas aléatoire, mais répond à une nécessité d'utilité et d'optimisation. Dans Surveiller et Punir, par exemple, Foucault décrit une forte exigence institutionnelle concernant la maximisation des effets disciplinaires.[37] Heidegger, à son tour, entrevoit de nouvelles relations d'utilité entre l'homme et la nature. Si la rivière se maintient à la même place, elle est utilisée selon de nouvelles perspectives : instrumentalisée, la rivière devient une ressource hydroélectrique. La technique est donc la clé d'intelligibilité du fonctionnement du dispositif et du Gestell. Dans le dispositif, la technique représente une stratégie spécifique de domination des corps ou d'une population. C'est une tactique, un instrument par lequel le pouvoir agit. Le Gestell utilise également la technique comme instrument, mais se dirige vers l'autre objet primordial : l'étant, le réel, la nature. La nature est visée par le Gestell comme susceptible d'une utilisation intensive.
Le dispositif et le Gestell se retrouvent également dans la disposition de l'homme. Chez Foucault, l'homme est disposé selon une stratégie de domination, soit en visant à la normalisation de corps individuels (c'est-à-dire dans une prison ou dans un asile), soit en visant au contrôle des mouvements biologiques que peuvent générer des populations. Chez Heidegger, l'homme entre dans le jeu de l'essence de la technique par un effet pervers. Le Gestell compose l'ensemble des étants et l'homme, au final, est enserré dans ce cadre. Chez Heidegger, connaître le Gestell est une étape important dans l'établissement d'une relation de liberté avec la technique. L'homme peut se rapporter authentiquement à la nature en connaissant l'essence de ce qui la régule dans les temps modernes.[38] Dans le dispositif, la subjectivité peut être interprétée comme une potentialité de fuir la logique du pouvoir. Le dispositif de la ville athénienne, par exemple, contient des individus libres qui, à partir du dispositif de pouvoir, sont guides d'eux-mêmes dans un processus d'autodétermination.[39]
En conclusion nous posons que le dispositif et le Gestell se rapprochent dans une logique de composition dominatrice. Naturellement, ils sont inscrits à l'intérieur de cadres théoriques assez différents : la politique foucaldienne (puis dans les œuvres tardives la généalogie du sujet) d'un côté et le diagnostic pessimiste d'Heidegger concernant la modernité technique d'autre part. Cependant, les positions théoriques des deux penseurs sont à rapprocher, dans la mesure où la disposition de techniques dans le cadre d'une modernité envisagée d'un point de vue pessimiste fait également partie intégrante de la pensée foucaldienne.
[1] A. Milchman, A. Rosenberg (org.): Foucault and Heidegger: critical encounters. Minneapolis: University of Minnesota Press 2003, p. 1
[2] La présentation de Heidegger et Foucault en tant qu'exterminateurs de la métaphysique et de l'historiographie, respectivement, est une innovation développée par Jürgen Habermas. Cf. J. Habermas: Le discours philosophique de la modernité : Douze conférences. Cambridge : MIT Press 1987, p. 254. (Dans une tentative de réaliser le projet de la modernité, Habermas souligne ses arguments en faveur de la capacité d'émancipation de la raison).
[3] Hubert Dreyfus: "Being and Power" Revisited. In: Milchman/Rosenberg: Foucault and Heidegger: critical encounters. (Traduction de l'auteur).
[4] Sur la relation entre Heidegger et le nazisme : le philosophe rejoint le NSDAP en 1933 quand Adolf Hitler devient chancelier. Nommé recteur de Fribourg, il a démissionné peu de temps après. À ce propos, il y a, par exemple, un long débat en concernant la philosophie et le nazisme. Cf. E Faye: Heidegger, l'introduction du nazisme dans la philosophie. Paris: Albin Michel Idées, 2005.
[5] Cf. Inês Lacerda Araújo: Foucault e a crítica do sujeito. Curitiba: UFPR 2001, pp. 48, 50, 94, 100.
[6] En bref, les études de Foucault de analytique de la finitude révèlent que l'homme moderne est né à la connaissance de l'Ouest à la fin du XVIIIe siècle comme un pair empirique-transcendantale doublement construit comme un sujet (empirique) et un objet (transcendantale). Les approches en question sont fondées sur des comparaisons sujet-homme et objet-corps. Cf. Michel Foucault: Les mots et les choses. Paris: Gallimard 1966.
[7] Araújo: Foucault e a crítica do sujeito, p. 48.
[8] "Être-au-monde" est un mode d'être-là. Le dasein, proprement dit, ne permet pas de traduction. Le Dasein (comme être-au-monde) exprime l'immédiateté et les caractéristiques inévitables de la condition existentielle. Le ‘là' d'être-là est l'ouverture au monde éclairé. Martin Heidegger a donné un nouveau sens au mot Dasein. Il y a un sens d'existence et de coexistence, et non de rester ou de passage. Il ne s'agit pas d'interagir avec le monde, car ce cas impliquerait que la personne et son environnement sont deux choses différentes. Cf. Martin Heidegger: Sein und Zeit, Tübingen: Niemeyer, 1977. Pour Husserl, à son tour, la conscience agit comme promoteur de l'activité qui coupe ce qui est essentiel dans des objets en général. En ce sens, à travers elle nous pouvons avoir accès à l'eidos, i.e. l'élément qui représente ce qui est nécessaire dans les choses. Cf. E. Husserl: Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie. Erstes Buch. Husserliana Band III. The Hague: Martinus Nijhoff 1950.
[9] Cf. H. Dreyfus, P. Rabinow: Michel Foucault: Beyond structuralism and hermeneutics. Brighton: The Harvester Press 1982.
[10] M. Foucault: Vérité, pouvoir et soi (version originale : " Truth, Power, Self ". Entretien avec R. Martin, Université du Vernon, 25 Octobre 1982, trad. F. Boagaert. In: Hutton, P.; Gutman, H.; Martin, L. (Éd.). Technologies of the Self. Amhest, Massachusetts, 1988, pp. 9-15). In : Daniel Defert, François Ewald, Jacques Lagrage (Org.). Dits et écrits IV (1980-1988). Paris: Gallimard 1994b, pp. 777-783, p. 780.
[11] M. Foucault: Le retour de la morale (entretien avec G. Barbedette et A. Scala, 29 Mai, 1984). Les nouvelles littéraires, numéro 2937, 29 Juin – 5 Juillet 1984, pp. 36-41. In : Daniel Defert, François Ewald, Jacques Lagrage (Org.). Dits et écrits IV (1980-1988). Paris: Gallimard 1994b , pp. 696-707, p. 703.
[12] J. Habermas: Der Philosophische Diskurs der Moderne, Frankfurt a. M.: Suhrkamp 1986, p. 120 (Traduction proposée par l'auteur).
[13] J. Habermas: Der Philosophische Diskurs der Moderne.
[14] Cf. Milchman/Rosenberg: Foucault and Heidegger: critical encounters.
[15] Milchman/Rosenberg: Foucault and Heidegger: critical encounters, pp. 30-51, 187-202, 55-71.
[16] Ulrich J. Schneider: Foucault und Heidegger, in: KLEINER, Marcus S. Michel Foucault: eine Einführung in sein Denken, Frankfurt a. M.: Campus Verlag 2001, p. 236.
[17] André Duarte: Heidegger e Foucault, críticos da modernidade: humanismo, técnica e biopolítica. Trans/Form/Ação [online] 2006, pp. 95-114
[18] Giorgio Agamben: O que é o Contemporâneo? E outros ensaios. Trad. Vinícius Nicastro Honesko. Chapecó: Argos 2009, pp. 38-39 (Traduction proposée par l'auteur).
[19] Ibidem, pp. 27-28 (Traduction proposée par l'auteur).
[20] M. Foucault: Le jeu de Michel Foucault (entretien avec D. Colas, A. Grosrichard, G . Le Gaufey, J. Livi, G. Miller, J. Miller, J-A Miller, C. Millor, A. Wajeman). Ornicar ? Bulletin périodique du champ freudien, numéro 10, Juillet 1977, pp. 62-93. In : Daniel Defert, François Ewald, Jacques Lagrage (Org.). Dits et écrits IV (1980-1988). Paris: Gallimard 1994a, pp 298-329; p. 299.
[21] Foucault. Le jeu de Michel Foucault, pp 298-329; p. 299.
[22] Ibidem.
[23] Ibidem.
[24] Prémière publication en Vorträge und Aufsätze (1954).
[25] M. Heidegger: Die Frage der Technik. In: Vorträge und Aufsätze, Band 7. Frankfurt: Vittorio Klostermann 2000, p. 07. Traduction proposée par l'auteur.
[26] Edgar Lyra: A atualidade da Gestell heideggeriana. In: Colóquio Heideggeriano. Belo Horizonte: FAJE 2013, p. 02. Traduction proposée par l'auteur.
[27] Ibidem, p. 13 (Traduction proposée par l'auteur).
[28] Salma Tannus Muchail: Foucault, simplesmente. São Paulo: Loyola 2004, p. 60.
[29] Roberto Machado: Por uma genealogia do poder. In: Michel Foucault: Microfísica do Poder. Trad./Org. Roberto Machado. Rio de Janeiro: Graal 1985, p. X.
[30] Gilles Deleuze: Qu'est-ce qu'un dispositif? In: Michel Foucault philosophe. Rencontre internationale (Paris, 9, 10, 11 Janvier 1988). Paris: Le Seuil 1989, p. 187.
[31] Cf. Michel Foucault: Histoire de la sexualité, tome 1 : La volonté de savoir, Paris: Gallimard 1976.
[32] Michel Foucault: L'incorporation de l'hôpital dans la technologie moderne. In: Dits et écrits III. Paris: Gallimard 1994a, p. 516.
[33] Martin Heideggger: Die Frage der Technik. In: Vorträge und Aufsätze, Band 7. Frankfurt: Vittorio Klostermann 2000, p. 07-13.
[34] Selon Valentina Tironi, la notion d'encadrement est problématique. Enframing est, d'après Tironi, une expression insuffisante pour désigner une essence intrinsèque (la Gestell). De toute façon, on utilise le mot cadre seulement comme une ressource de définition. Quoi qu'il en soit, en raison des difficultés d'accéder au sens correct, on ne traduit pas le mot Gestell. Cf. Valentina Tironi: Le Gestell heideggérien est-il un dispositif ? In : Transversales Philosphiques : Du Gestell au dispositif. Comment la technisation encadre notre existence. Lyon: E.M.E. 2011.
[35] Heidegger: Die Frage der Technik, p. 21.
[36] Ibidem, p. 18.
[37] Cf. M. Foucault: Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975. Michel Foucault:Le pouvoir psychiatrique. Paris: Gallimard, 2003. Michel Foucault: Sécurité, territoire, population. Paris: Gallimard 2004. Michel Foucault:Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.
[38] "Wir fragen nach der Technik und möchten dadurch eine freie Beziehung zu ihr vorbereiten. Frei ist die Beziehung, wenn sie unser Dasein dem Wesen der Technik öffnet". In: Heidegger. Die Frage der Technik, p. 07.
[39] Deleuze: Qu'est-ce qu'un dispositif?, p. 187.